Trous de mémoire : Le soulagement

Victoire, on l'a retrouvé !

Il est à l'hôpital Ambroise Paré, mon frère vient de m'en prévenir, papa errait depuis ce matin dans Paris !
Il n'a rien de cassé, il n'est apparemment pas tombé, on l'a retrouvé sur un banc, hagard.

Alléluia !
Ah, le soulagement !
Je vais pouvoir revoir mon papa et le serrer très fort dans mes bras.

Ma mère, qui a une caisse, fille le rejoindre à l'hosto.
Moi, j'suis un peu handicapée, sans moyen de transport et avec mes enfants.
J'irai demain. Ca va, il semble en bon état général, un peu à l'Ouest mais en bon état général.

Ben il est à l'hosto ce con !
On a fini par le ramasser, ce ti bonhomme qui déambule depuis ce matin et qui fait du deux mètres à l'heure.
Je m'étonne tout de même qu'il n'ait attiré l'attention que ce soir.
Parce qu'il joue au fortiche, mais bon, c'est pas gagné.

Hourra, j'ai eu si peur d'une agression morbide, un petit papy sans défense et si doux !

Je vais pouvoir dîner et dormir sur mes deux oreilles.
Jusqu'à sa prochaine frasque, vu qu'on décide tout de même de ne pas le mettre en institution, en "maison de vieux", Philippe, Pascal, ma mère et moi. Même s'il nous fait des frayeurs, je veux que mon père meurt dans son dodo à lui. On va juste renforcer le système de surveillance.
Finalement, elle l'aime peut-être, ma mère. A sa façon mais elle l'aime peut-être.
Tout cela me comble de joie.
J'ai hyperfaim, du coup !
Peut-être qu'il l'a, l'Azheimer... La première fois qu'il fugue.
A table ! Mes enfants crient famine et moi, j'ai faim aussi.

Cette histoire se finit bien, merci mon Dieu, mon père est un chic type, really, un homme comme on en fait plus.
Du moment qu'il ne souffre de nulle part, ce n'est pas trop grave, s'il perd un peu la boule.
C'est quand on le met face à ses infirmités qu'il se plaint : il en a marre de sa surdité, il supporte mal ses prothèses auditives, dont il ne se sert que quand il est bien luné, sinon, inutile d'essayer de lui parler, il comprend tout à l'envers. Il en a marre de ne plus pouvoir marcher comme avant. Quand tu réalises que l'an dernier, il jouait encore au golf, tous les matins de 9 h à
13 heures, sur un green à quarante bornes de son domicile !

J'ai eu très peur mais bon, un souvenir m'est revenu hier : l'arrière grand-mère de mes deux fils, la grand-mère de leur père, accusait ses 85 balais quand mon ex me l'a présentée. Aimée de tous, généreuse et gentille, enfants comme petits-enfants veillaient de près dessus, affectueusement.
Et tout le temps de mon mariage, je l'ai beaucoup vue, aux réunions de familles, fréquentes. Toujours élégante, parfumée, bien coiffée. Pourtant, un cancer du sang (leucémie lymphoïde chronique) la rongeait depuis facile dix ans.

Elle n'avait plus sa tête, pour sûr, et ça nous faisait marrer, nous les jeunes. Du genre, elle s'avançait vers moi à petits pas hésitants et s'inquiétait :
_ Vous a-t-on proposé du champagne, ma belle ? (elle m'appelait : "Ma Belle".)
Alors que ma coupe pétillait en main.
Elle revenait à l'assaut tous les quarts d'heure.
Idem avec mes fils :
_ Tu veux un gâteau, p'tit ?
Alors qu'il en croquait un, des miettes de chocolat plein la bouche.

Cette femme s'est finalement éteinte à 93 ans.
La sénilité n'est pas mortelle. On peut vivre longtemps avec.

"Survivre", en tous les cas.